Veuillez trouver ci-joint une vidéo sur l'exposition à la médiathèque de Malakoff, réalisée par Franck Arblade.
Pourquoi l’Ulysse d’Homère ?
Anne Guglielmetti
A cette question, Cyril Hahn sourit, détourne le regard, murmure un propos sur les livres rencontrés durant l’enfance et qui accompagnent bien au-delà de l’enfance, revisités de loin en loin parce que sans cesse à portée de mémoire et n’ayant jamais livré tous leurs secrets, ouvert toutes leurs portes, rassasié l’imaginaire de celui qui, s’y étant un jour plongé, s’est découvert « chez lui » et y a découvert aussi une invitation au voyage : ce voyage ci, dans la vie, et cet autre qui lui est intimement lié, dans les mots et les images, que ces mots et images le portent telle une nef ou l’assaillent, comme le fait quelquefois la vie, de leur chaos semblable à La mer grise.
Le voyage qui nous est proposé est composé non pas d’énormes tableaux qui souvent entendent en imposer, mais au contraire de petits formats, au format d’un jour ou d’une nuit de nos vies, et de ce fait d’autant plus près du regard qui s’arrête sur chacun .
Le « beau voyage » d’Ulysse évoqué par Joachim Du Bellay dans son recueil Les regrets prend place au terme d’une existence ou d’une étape de cette existence lorsque, lançant un regard par dessus son épaule, on aperçoit les difficultés, périls, impasses surmontés, et les moments de plaisir, d’éblouissement ou de grâce évanouis. La succession des tableaux de Cyril n’a rien à voir avec ce retour sur le passé, survol d’événements déjà un peu flous et exercice d’une mémoire retraçant un chemin continu.
Chaque tableau semble, en effet, détaché d’un lendemain inimaginable et d’un hier dérobé comme une île l’est par l’horizon marin. Orné de motifs réguliers, les cadres peints qui délimitent les images et en sont partie intégrante accentuent ce sentiment. Non que le temps soit exclus, il serait plutôt concentré à l’extrême dans l’instant représenté, que cet instant soit attente, frayeur, surprise, sommeil, navigation ou enchantement. Peut-être parce que le passé est le rivage qu’Ulysse a quitté en laissant Ithaque, son île natale, et le futur ce même rivage de jour en jour repoussé à l’autre bout de sa vie.
Entre les deux, l’« ici et maintenant ». Dont la force est telle qu’elle excède, littéralement, la surface plane de l’image, prend corps dans le relief de matériaux collés sur le support - morceaux d’écorce ou de bois, minces rameaux couverts de mousse ou blanchis comme des os, fragments de liège, cailloux, papiers découpés, triangles de métal, tessons de céramique, pelote de laine et brins de fil. De sorte que les figures peintes à l’acrylique sont aux prises avec le présent très concret non seulement d’une situation extérieure mais aussi de leurs propres émotions, de leur propre paysage intérieur matérialisé. Étonnante et subtile translation.
Dans Les sirènes, par exemple, les triangles de métal sombre, rivés par des clous aux angles du cadre, disent combien Ulysse est solidement attaché au mât (invisible) de son navire, et non moins fermement décidé à ne pas succomber aux chants qui viennent jusqu’à lui, sinueux et ensorcelants liens d’or bien réels, situés dans la partie droite du tableau et dissimulant le sort promis à quiconque acquiescerait à leur magie. Magie funeste, mortelle, comme en témoigne le corail rouge réputé protecteur dans tout le bassin méditerranéen et dont, ici, des fragments peints ponctuent l’encadrement de l’image.
Épais morceau d’écorce bosselée et rugueuse, la coque du bateau, dans Le navire d’Ulysse, suffit - selon le principe de la partie pour le tout - à évoquer les énormes troncs des arbres les plus vieux, les plus hauts, dont sont faits les navires. Et que celui-là est robuste, poupe courbe et proue effilée passant l’encadrement comme si l’image peinait à le contenir ! C’est à son échelle, et non pas à celle de la mer, que les silhouettes à mi-corps du héros et de ses compagnons paraissent petites. Et c’est de ce navire qui porte en lui le souvenir de toutes les forêts et témoigne de l’ingéniosité humaine qu’ils tirent leur assurance : tournés dans la même direction, coiffés de leur casque de guerrier. Qu’importent alors la nuit qui grandit, les vagues qui se dressent ? Le timonier tient fermement la barre, et le clair papier découpé de la voile est semé de soleils dorés à l’enseigne des rêves de victoire, cependant qu’une profonde fissure dont aucun d’entre eux ne semble avoir conscience marque déjà verticalement le navire par son milieu.
La mer grise est un des tableaux dans lequel ce jeu d’assonances et d’échos est poussé le plus loin, avec une rare finesse, une rare sûreté. Quoi de plus tranchant que des tessons de céramique pour dire le vif d’une mer démontée, et quoi de plus éloquent pour matérialiser un rêve brisé ? Le motif d’un bleu soutenu sur fond blanc, impossible à reconstituer dans son ensemble, souligne l’un et l’autre. L’épave du navire est ballotée par les flots, sans plus de mât ni de voile, et Ulysse a perdu ses compagnons. Entre les fragments de céramique affleure le rouge sourd de la mer « vineuse », comme la qualifie si souvent le texte d’Homère, auquel répond le blanc blafard mêlé de noir et de gris, peints à grands coups de brosse, de ce qui est peut-être le ciel, peut-être une gigantesque vague qui déferlera bientôt sur l’épave et la roulera dans sa fureur. Tout le talent déployé par l’humanité dans l’art de la construction navale comme dans celui de la céramique n’est plus ici que bois flotté et tessons. Est-ce la mer qui, dans sa puissance, passe les limites de l’image par l’intermédiaire des trois coquillages « hors cadre » et néanmoins partie intégrante du tableau ? Sur eux, un peu du sang de l’océan, non pas écarlate mais bleu comme l’est toujours la mer dans les rêves d’enfant.
L’équilibre est si juste entre les matériaux collés et les éléments peints que les premiers ne prennent jamais le pas sur les seconds. Plus que leur relief, que la peinture sait depuis longtemps simuler, et plus que leur volume, en l’occurrence limité, c’est très exactement leur matérialité qui est requise. A partir de laquelle l’imagination se déploie avec bonheur, qui n’a besoin que de quelques cailloux blancs pour voir et sentir, par exemple, les formidables blocs de pierre dont sont faits les remparts de Troie, dans le tableau intitulé Hélène tentatrice.
A cet équilibre subtilement balancé s’ajoute, dans Ulysse abandonné ou l’Attente d’Ulysse, une palette de vert et de bleu si nuancés qu’ils composent presque un camaïeu, rehaussé d’or. L’abandon a succédé au naufrage des rêves de gloire, le lent balancement des algues du fond des eaux berce, comme un narcotique, celui qui n’espère plus rien ; à gauche, les arbres morts ont la blancheur des ossements, et la terre aride qui les porte la blancheur du liège sec.
Ce dernier matériau réapparaît dans l’Attente. A quoi pense Ulysse rescapé : aux morts croisés dans l’Hadès, qui ont la légèreté du liège parce qu’ils ne sont plus que des ombres, des fantômes, ou bien au légendaire héros qu’était Thésée, associé dans deux images à Ariane et qui, dans l’une, est couvert de sang, dans l’autre assiste impassible, lance et bouclier à la main, au viol d’Ariane par le Minotaure ?
L’or aussi est de nouveau présent dans l’Attente . Et peut-être renvoie-t-il non plus à la gloire des champs de bataille mais à l’humble splendeur des vergers couverts de fruits d’une Ithaque tellement éloignée dans le temps, tellement éloignée dans l’espace, qu’elle paraît à jamais hors d’atteinte. Comme si Ulysse, lors de ce qui est maintenant une errance au gré des courants marins et à la merci des tempêtes, était engagé dans un dédale semblable au labyrinthe du Minotaure. Alors peut-être pense-t-il aussi à celle qu’il a laissée sur l’île d’Ithaque, comme Thésée victorieux a abandonnée Ariane sur l’île de Naxos. A cette différence près qu’Ulysse n’est pas un demi dieu mais un simple mortel, nu comme tout mortel, et naufragé, perdu sur l’immensité solitaire de la mer.
De nombreux tableaux sont divisés entre un espace principal et un compartiment latéral, plus petit, physiquement isolé par un montant de la même épaisseur et orné du même motif que l’encadrement de l’image. Ce dispositif permet-il de faire coexister des temps différents à la manière de la peinture antérieure à la Renaissance, alors que le point de vue unique ne prévalait pas encore, comme dans la somptueuse Adoration des Rois mages de Gentile da Fabriano qui, outre l’adoration de l’Enfant, représente le cortège des Rois mages, leur long voyage par monts et par vaux et l’événement qui les a décidés à se mettre en route : l’apparition de l’étoile qui les guidera jusqu’à l’étable du nouveau-né. Dans les images de Cyril, il semble qu’il n’y ait pas de relation temporelle entre les parties distinctes. La division de l’espace, dans Hélène tentatrice, créerait plutôt un jeu d’emboitement. A gauche, la bataille à laquelle Ulysse a pris part se déroule derrière des remparts qui n’en laissent voir que les lances et les flammes peintes, en haut, sur fond rouge ; à droite, le fameux cheval de Troie dans lequel les assaillants se sont dissimulés pour pénétrer dans la ville, et Hélène, belle entre toutes, qui est à l’origine de l’expédition et de la guerre, puisque enlevée par les Troyens et retenue derrière les remparts. Ainsi, tout se joue, avec une formidable économie de moyens, sur ce caché-dévoilé qui s’emboite à la manière des « poupées russes ». En revanche, le fond d’or sur lequel se détachent la sombre silhouette du cheval de bois, le guerrier peint du même rouge que les flammes et la blanche carnation d’Hélène à laquelle la tradition prête pour père Zeus lui-même, métamorphosé en cygne, évoque les retables médiévaux. L’or des merveilles et des fables, l’or de l’auréole des saints et des visions célestes.
Dans trois tableaux, le compartiment latéral, consacré à Athéna, introduit une dimension qui n’est plus seulement humaine. Contrairement à Poséidon et à ses fureurs incontrôlables, Athéna est la déesse de la sagesse. Et si elle est sortie toute armée de la tête de Zeus, c’est peut-être pour signifier que la sagesse s’acquiert de haute lutte. L’inimitié entre elle et Poséidon est irrévocable depuis qu’elle a soustrait au dieu de la mer la souveraineté sur Athènes, devenue dès lors la ville de l’olivier, la ville de la raison. Or, la déesse qui se montre secourable en versant « les cendres » du sommeil sur le naufragé épuisé peut aussi se détourner ou demeurer simple spectatrice comme dans La mer grise, sa lance qui passe l’encadrement du tableau signifiant sa puissance, et la chouette représentée sur son bouclier renvoyant à son discernement. La présence d’Athéna suggère-t-elle qu’Ulysse est l’enjeu, le jouet de cette inimitié, autrement dit de forces qui le dépassent et s’affrontent en lui ? Le fond d’or occupe de nouveau tout l’espace d’Ulysse sous les cendres, hormis, précisément, le compartiment dans lequel se tient Athéna : doux sommeil, sous un linceul de feuilles semblable à celui qui recouvre la terre en hiver, et que semble visiter un songe dans lequel Ulysse verrait se pencher sur lui une déesse lui enseignant que son errance sur l’océan est une initiation à la sagesse, laquelle débute peut-être par la sentence du philosophe : « Connais toi toi-même ».
Seuls Le navire d’Ulysse et Ulysse sur le Styx ne comportent pas cette division de l’espace. Hasard ? Mais on sait que l’art répugne sinon au fortuit du moins au non signifiant, de sorte que tous les éléments qui composent une image sont toujours en étroite et active connivence. Alors peut-être que dans Le navire, Ulysse, encore imbu de sa bravoure et de son ingéniosité, est incapable d’entendre autre chose que sa soif d’aventure, et que dans le second, sur le Styx qui mène au royaume des morts, les dieux ou la vie n’ont plus rien à enseigner.
La sagesse, cependant, est une acquisition aussi ardue que précaire là où le goût du risque et la curiosité sont, au contraire, inhérentes à la nature humaine. Et puis, le royaume de Poséidon n’est pas toujours tempêtes et gouffres. Il est des jours où l’écume de la vague mousse comme le champagne sous l’étrave du navire, des jours où l’océan a visage de liberté et non pas de solitude, des jours où une rouerie toute humaine déjoue les pièges des Sirènes sans rien perdre de l’ensorcelante magie de leurs chants. Mais Calypso est une plus grande enchanteresse que les Sirènes.
Sa longue chevelure reprend le mouvement de la vague qui sans cesse se reforme, son corps couleur de pain d’épice n’est que courbes moelleuses, son sourire à peine marqué est réminiscence de volupté, et son regard sans pupille est abîmé dans ce souvenir qui court à fleur de peau. Calypso est à elle seule une île, étrangère à tout rivage habité, à l’écart de toute route maritime, ignorante de l’hier et du lendemain comme du présent parce que ce dernier, pour elle et pour qui vient à elle, est éternité. Et Ulysse est représenté dans son giron. Amants hors du temps, hors des contingences matérielles comme le sont les amants dans leur prime passion. Du reste, dans l’espace principal de l’image, aucun matériau ne rompt les lignes cursives et enveloppantes des cheveux, du corps alangui et de la mer « vineuse ». Ulysse est certes représenté avec son épée, mais le rapport de force est éloquent dans une échelle qui le fait si petit, et le motif qui orne son bouclier est un labyrinthe.
Calypso n’est pas seulement une magicienne sans égale, elle a partie liée avec les dieux, et elle entend offrir à son amant l’immortalité dont elle détient le secret. Ulysse refuse. Jour après jour, pendant sept ans, il refuse avec obstination. Comme si la mort pourtant tant redoutée par l’être humain était le seul lien qui le rattachait encore à sa condition d’homme et à l’homme qu’il était avant d’aborder l’île de Calypso. Et il pleure, nous dit Homère. Chaque jour assis sur le rivage, tel que Cyril le représente dans le compartiment latéral où du lichen a la couleur de ce temps auquel il ne veut pas renoncer. Il pleure et implore les dieux de le délivrer d’une passion devenue aliénation. L’or est de nouveau présent. Mais il ne matérialise plus les rêves d’antan, ni même les vergers d’Ithaque remémorés avec nostalgie. Il forme, sur fond rouge, les mots d’une prière peut-être adressée au destin, comme on lance à la mer une bouteille dans laquelle des lettres griffonnées sont le dernier et dérisoire recours contre l’oubli : l’oubli qu’il aura d’Ithaque et l’oubli dans lequel les hommes le tiendront s’il acquiesce à une immortalité divine qui n’est qu’inconscience.
L’écriture, cette autre invention humaine, est omniprésente dans le voyage d’Ulysse, tel qu’il nous est donné ici à voir, à sentir et à vivre : qu’elle soit, comme dans le Navire d’Ulysse, insérée dans un cartouche qui en fait une « légende », selon le beau mot qui désigne aussi en français le merveilleux et la fable, ou qu’elle traverse l’image, à la manière d’un oiseau marin, sous la forme d’un nom isolé composé de quelques caractères, ou qu’elle multiplie à l’infini, comme l’océan le ressac des vagues, les mots et les phrases de la plainte d’Ariane à Naxos. Mais l’écriture n’est-elle aussi une navigation, de même que sa soeur jumelle la lecture ? Et le format des images de Cyril est celui d’un livre que l’on tient entre ses mains. De ces grands livres qui traversent les siècles parce qu’ils sont notre mémoire, et auxquels l’imaginaire revient puiser, la pensée s’interroger.
Et Pénélope, dans tout cela, Pénélope l’invisible, la non représentée ?
Un sourire, un regard qui se détourne et un propos murmuré sur le créateur d’images ou de récits qui, comme Pénélope, n’en a jamais fini ou, plutôt, n’en aura fini qu’une fois arrivé à l’autre bout de sa vie.
Anne Guglielmetti
A cette question, Cyril Hahn sourit, détourne le regard, murmure un propos sur les livres rencontrés durant l’enfance et qui accompagnent bien au-delà de l’enfance, revisités de loin en loin parce que sans cesse à portée de mémoire et n’ayant jamais livré tous leurs secrets, ouvert toutes leurs portes, rassasié l’imaginaire de celui qui, s’y étant un jour plongé, s’est découvert « chez lui » et y a découvert aussi une invitation au voyage : ce voyage ci, dans la vie, et cet autre qui lui est intimement lié, dans les mots et les images, que ces mots et images le portent telle une nef ou l’assaillent, comme le fait quelquefois la vie, de leur chaos semblable à La mer grise.
Le voyage qui nous est proposé est composé non pas d’énormes tableaux qui souvent entendent en imposer, mais au contraire de petits formats, au format d’un jour ou d’une nuit de nos vies, et de ce fait d’autant plus près du regard qui s’arrête sur chacun .
Le « beau voyage » d’Ulysse évoqué par Joachim Du Bellay dans son recueil Les regrets prend place au terme d’une existence ou d’une étape de cette existence lorsque, lançant un regard par dessus son épaule, on aperçoit les difficultés, périls, impasses surmontés, et les moments de plaisir, d’éblouissement ou de grâce évanouis. La succession des tableaux de Cyril n’a rien à voir avec ce retour sur le passé, survol d’événements déjà un peu flous et exercice d’une mémoire retraçant un chemin continu.
Chaque tableau semble, en effet, détaché d’un lendemain inimaginable et d’un hier dérobé comme une île l’est par l’horizon marin. Orné de motifs réguliers, les cadres peints qui délimitent les images et en sont partie intégrante accentuent ce sentiment. Non que le temps soit exclus, il serait plutôt concentré à l’extrême dans l’instant représenté, que cet instant soit attente, frayeur, surprise, sommeil, navigation ou enchantement. Peut-être parce que le passé est le rivage qu’Ulysse a quitté en laissant Ithaque, son île natale, et le futur ce même rivage de jour en jour repoussé à l’autre bout de sa vie.
Entre les deux, l’« ici et maintenant ». Dont la force est telle qu’elle excède, littéralement, la surface plane de l’image, prend corps dans le relief de matériaux collés sur le support - morceaux d’écorce ou de bois, minces rameaux couverts de mousse ou blanchis comme des os, fragments de liège, cailloux, papiers découpés, triangles de métal, tessons de céramique, pelote de laine et brins de fil. De sorte que les figures peintes à l’acrylique sont aux prises avec le présent très concret non seulement d’une situation extérieure mais aussi de leurs propres émotions, de leur propre paysage intérieur matérialisé. Étonnante et subtile translation.
Dans Les sirènes, par exemple, les triangles de métal sombre, rivés par des clous aux angles du cadre, disent combien Ulysse est solidement attaché au mât (invisible) de son navire, et non moins fermement décidé à ne pas succomber aux chants qui viennent jusqu’à lui, sinueux et ensorcelants liens d’or bien réels, situés dans la partie droite du tableau et dissimulant le sort promis à quiconque acquiescerait à leur magie. Magie funeste, mortelle, comme en témoigne le corail rouge réputé protecteur dans tout le bassin méditerranéen et dont, ici, des fragments peints ponctuent l’encadrement de l’image.
Épais morceau d’écorce bosselée et rugueuse, la coque du bateau, dans Le navire d’Ulysse, suffit - selon le principe de la partie pour le tout - à évoquer les énormes troncs des arbres les plus vieux, les plus hauts, dont sont faits les navires. Et que celui-là est robuste, poupe courbe et proue effilée passant l’encadrement comme si l’image peinait à le contenir ! C’est à son échelle, et non pas à celle de la mer, que les silhouettes à mi-corps du héros et de ses compagnons paraissent petites. Et c’est de ce navire qui porte en lui le souvenir de toutes les forêts et témoigne de l’ingéniosité humaine qu’ils tirent leur assurance : tournés dans la même direction, coiffés de leur casque de guerrier. Qu’importent alors la nuit qui grandit, les vagues qui se dressent ? Le timonier tient fermement la barre, et le clair papier découpé de la voile est semé de soleils dorés à l’enseigne des rêves de victoire, cependant qu’une profonde fissure dont aucun d’entre eux ne semble avoir conscience marque déjà verticalement le navire par son milieu.
La mer grise est un des tableaux dans lequel ce jeu d’assonances et d’échos est poussé le plus loin, avec une rare finesse, une rare sûreté. Quoi de plus tranchant que des tessons de céramique pour dire le vif d’une mer démontée, et quoi de plus éloquent pour matérialiser un rêve brisé ? Le motif d’un bleu soutenu sur fond blanc, impossible à reconstituer dans son ensemble, souligne l’un et l’autre. L’épave du navire est ballotée par les flots, sans plus de mât ni de voile, et Ulysse a perdu ses compagnons. Entre les fragments de céramique affleure le rouge sourd de la mer « vineuse », comme la qualifie si souvent le texte d’Homère, auquel répond le blanc blafard mêlé de noir et de gris, peints à grands coups de brosse, de ce qui est peut-être le ciel, peut-être une gigantesque vague qui déferlera bientôt sur l’épave et la roulera dans sa fureur. Tout le talent déployé par l’humanité dans l’art de la construction navale comme dans celui de la céramique n’est plus ici que bois flotté et tessons. Est-ce la mer qui, dans sa puissance, passe les limites de l’image par l’intermédiaire des trois coquillages « hors cadre » et néanmoins partie intégrante du tableau ? Sur eux, un peu du sang de l’océan, non pas écarlate mais bleu comme l’est toujours la mer dans les rêves d’enfant.
L’équilibre est si juste entre les matériaux collés et les éléments peints que les premiers ne prennent jamais le pas sur les seconds. Plus que leur relief, que la peinture sait depuis longtemps simuler, et plus que leur volume, en l’occurrence limité, c’est très exactement leur matérialité qui est requise. A partir de laquelle l’imagination se déploie avec bonheur, qui n’a besoin que de quelques cailloux blancs pour voir et sentir, par exemple, les formidables blocs de pierre dont sont faits les remparts de Troie, dans le tableau intitulé Hélène tentatrice.
A cet équilibre subtilement balancé s’ajoute, dans Ulysse abandonné ou l’Attente d’Ulysse, une palette de vert et de bleu si nuancés qu’ils composent presque un camaïeu, rehaussé d’or. L’abandon a succédé au naufrage des rêves de gloire, le lent balancement des algues du fond des eaux berce, comme un narcotique, celui qui n’espère plus rien ; à gauche, les arbres morts ont la blancheur des ossements, et la terre aride qui les porte la blancheur du liège sec.
Ce dernier matériau réapparaît dans l’Attente. A quoi pense Ulysse rescapé : aux morts croisés dans l’Hadès, qui ont la légèreté du liège parce qu’ils ne sont plus que des ombres, des fantômes, ou bien au légendaire héros qu’était Thésée, associé dans deux images à Ariane et qui, dans l’une, est couvert de sang, dans l’autre assiste impassible, lance et bouclier à la main, au viol d’Ariane par le Minotaure ?
L’or aussi est de nouveau présent dans l’Attente . Et peut-être renvoie-t-il non plus à la gloire des champs de bataille mais à l’humble splendeur des vergers couverts de fruits d’une Ithaque tellement éloignée dans le temps, tellement éloignée dans l’espace, qu’elle paraît à jamais hors d’atteinte. Comme si Ulysse, lors de ce qui est maintenant une errance au gré des courants marins et à la merci des tempêtes, était engagé dans un dédale semblable au labyrinthe du Minotaure. Alors peut-être pense-t-il aussi à celle qu’il a laissée sur l’île d’Ithaque, comme Thésée victorieux a abandonnée Ariane sur l’île de Naxos. A cette différence près qu’Ulysse n’est pas un demi dieu mais un simple mortel, nu comme tout mortel, et naufragé, perdu sur l’immensité solitaire de la mer.
De nombreux tableaux sont divisés entre un espace principal et un compartiment latéral, plus petit, physiquement isolé par un montant de la même épaisseur et orné du même motif que l’encadrement de l’image. Ce dispositif permet-il de faire coexister des temps différents à la manière de la peinture antérieure à la Renaissance, alors que le point de vue unique ne prévalait pas encore, comme dans la somptueuse Adoration des Rois mages de Gentile da Fabriano qui, outre l’adoration de l’Enfant, représente le cortège des Rois mages, leur long voyage par monts et par vaux et l’événement qui les a décidés à se mettre en route : l’apparition de l’étoile qui les guidera jusqu’à l’étable du nouveau-né. Dans les images de Cyril, il semble qu’il n’y ait pas de relation temporelle entre les parties distinctes. La division de l’espace, dans Hélène tentatrice, créerait plutôt un jeu d’emboitement. A gauche, la bataille à laquelle Ulysse a pris part se déroule derrière des remparts qui n’en laissent voir que les lances et les flammes peintes, en haut, sur fond rouge ; à droite, le fameux cheval de Troie dans lequel les assaillants se sont dissimulés pour pénétrer dans la ville, et Hélène, belle entre toutes, qui est à l’origine de l’expédition et de la guerre, puisque enlevée par les Troyens et retenue derrière les remparts. Ainsi, tout se joue, avec une formidable économie de moyens, sur ce caché-dévoilé qui s’emboite à la manière des « poupées russes ». En revanche, le fond d’or sur lequel se détachent la sombre silhouette du cheval de bois, le guerrier peint du même rouge que les flammes et la blanche carnation d’Hélène à laquelle la tradition prête pour père Zeus lui-même, métamorphosé en cygne, évoque les retables médiévaux. L’or des merveilles et des fables, l’or de l’auréole des saints et des visions célestes.
Dans trois tableaux, le compartiment latéral, consacré à Athéna, introduit une dimension qui n’est plus seulement humaine. Contrairement à Poséidon et à ses fureurs incontrôlables, Athéna est la déesse de la sagesse. Et si elle est sortie toute armée de la tête de Zeus, c’est peut-être pour signifier que la sagesse s’acquiert de haute lutte. L’inimitié entre elle et Poséidon est irrévocable depuis qu’elle a soustrait au dieu de la mer la souveraineté sur Athènes, devenue dès lors la ville de l’olivier, la ville de la raison. Or, la déesse qui se montre secourable en versant « les cendres » du sommeil sur le naufragé épuisé peut aussi se détourner ou demeurer simple spectatrice comme dans La mer grise, sa lance qui passe l’encadrement du tableau signifiant sa puissance, et la chouette représentée sur son bouclier renvoyant à son discernement. La présence d’Athéna suggère-t-elle qu’Ulysse est l’enjeu, le jouet de cette inimitié, autrement dit de forces qui le dépassent et s’affrontent en lui ? Le fond d’or occupe de nouveau tout l’espace d’Ulysse sous les cendres, hormis, précisément, le compartiment dans lequel se tient Athéna : doux sommeil, sous un linceul de feuilles semblable à celui qui recouvre la terre en hiver, et que semble visiter un songe dans lequel Ulysse verrait se pencher sur lui une déesse lui enseignant que son errance sur l’océan est une initiation à la sagesse, laquelle débute peut-être par la sentence du philosophe : « Connais toi toi-même ».
Seuls Le navire d’Ulysse et Ulysse sur le Styx ne comportent pas cette division de l’espace. Hasard ? Mais on sait que l’art répugne sinon au fortuit du moins au non signifiant, de sorte que tous les éléments qui composent une image sont toujours en étroite et active connivence. Alors peut-être que dans Le navire, Ulysse, encore imbu de sa bravoure et de son ingéniosité, est incapable d’entendre autre chose que sa soif d’aventure, et que dans le second, sur le Styx qui mène au royaume des morts, les dieux ou la vie n’ont plus rien à enseigner.
La sagesse, cependant, est une acquisition aussi ardue que précaire là où le goût du risque et la curiosité sont, au contraire, inhérentes à la nature humaine. Et puis, le royaume de Poséidon n’est pas toujours tempêtes et gouffres. Il est des jours où l’écume de la vague mousse comme le champagne sous l’étrave du navire, des jours où l’océan a visage de liberté et non pas de solitude, des jours où une rouerie toute humaine déjoue les pièges des Sirènes sans rien perdre de l’ensorcelante magie de leurs chants. Mais Calypso est une plus grande enchanteresse que les Sirènes.
Sa longue chevelure reprend le mouvement de la vague qui sans cesse se reforme, son corps couleur de pain d’épice n’est que courbes moelleuses, son sourire à peine marqué est réminiscence de volupté, et son regard sans pupille est abîmé dans ce souvenir qui court à fleur de peau. Calypso est à elle seule une île, étrangère à tout rivage habité, à l’écart de toute route maritime, ignorante de l’hier et du lendemain comme du présent parce que ce dernier, pour elle et pour qui vient à elle, est éternité. Et Ulysse est représenté dans son giron. Amants hors du temps, hors des contingences matérielles comme le sont les amants dans leur prime passion. Du reste, dans l’espace principal de l’image, aucun matériau ne rompt les lignes cursives et enveloppantes des cheveux, du corps alangui et de la mer « vineuse ». Ulysse est certes représenté avec son épée, mais le rapport de force est éloquent dans une échelle qui le fait si petit, et le motif qui orne son bouclier est un labyrinthe.
Calypso n’est pas seulement une magicienne sans égale, elle a partie liée avec les dieux, et elle entend offrir à son amant l’immortalité dont elle détient le secret. Ulysse refuse. Jour après jour, pendant sept ans, il refuse avec obstination. Comme si la mort pourtant tant redoutée par l’être humain était le seul lien qui le rattachait encore à sa condition d’homme et à l’homme qu’il était avant d’aborder l’île de Calypso. Et il pleure, nous dit Homère. Chaque jour assis sur le rivage, tel que Cyril le représente dans le compartiment latéral où du lichen a la couleur de ce temps auquel il ne veut pas renoncer. Il pleure et implore les dieux de le délivrer d’une passion devenue aliénation. L’or est de nouveau présent. Mais il ne matérialise plus les rêves d’antan, ni même les vergers d’Ithaque remémorés avec nostalgie. Il forme, sur fond rouge, les mots d’une prière peut-être adressée au destin, comme on lance à la mer une bouteille dans laquelle des lettres griffonnées sont le dernier et dérisoire recours contre l’oubli : l’oubli qu’il aura d’Ithaque et l’oubli dans lequel les hommes le tiendront s’il acquiesce à une immortalité divine qui n’est qu’inconscience.
L’écriture, cette autre invention humaine, est omniprésente dans le voyage d’Ulysse, tel qu’il nous est donné ici à voir, à sentir et à vivre : qu’elle soit, comme dans le Navire d’Ulysse, insérée dans un cartouche qui en fait une « légende », selon le beau mot qui désigne aussi en français le merveilleux et la fable, ou qu’elle traverse l’image, à la manière d’un oiseau marin, sous la forme d’un nom isolé composé de quelques caractères, ou qu’elle multiplie à l’infini, comme l’océan le ressac des vagues, les mots et les phrases de la plainte d’Ariane à Naxos. Mais l’écriture n’est-elle aussi une navigation, de même que sa soeur jumelle la lecture ? Et le format des images de Cyril est celui d’un livre que l’on tient entre ses mains. De ces grands livres qui traversent les siècles parce qu’ils sont notre mémoire, et auxquels l’imaginaire revient puiser, la pensée s’interroger.
Et Pénélope, dans tout cela, Pénélope l’invisible, la non représentée ?
Un sourire, un regard qui se détourne et un propos murmuré sur le créateur d’images ou de récits qui, comme Pénélope, n’en a jamais fini ou, plutôt, n’en aura fini qu’une fois arrivé à l’autre bout de sa vie.